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Hayward n’avait encore jamais visité le quartier de haute sécurité de l’hôpital Bellevue et c’est avec une certaine curiosité qu’elle s’y rendait. Une odeur d’éther et d’eau de Javel flottait dans le couloir aux néons aveuglants le long duquel se succédaient des portes soigneusement verrouillées : Urgences adultes, Urgences psychiatriques, Internement psychiatrique Le couloir se terminait en cul-de-sac, face à une double porte blindée gardée par deux infirmiers en blouse blanche et un sergent du NYPD, installé derrière un petit bureau. Un écriteau à moitié écaillé était vissé sur la porte : Zone protégée.
Hayward montra son badge.
— Je suis le capitaine Laura Hayward et cette personne m’accompagne. Nous sommes attendus en D-ll.
— Bonjour, capitaine, la salua nonchalamment le sergent.
Il prit son badge, traça quelques mots sur un bloc et lui rendit son insigne.
— Cette personne attendra dans un premier temps ici pendant que je rends visite au prisonnier.
— Pas de problème, acquiesça le sergent. Joe va vous conduire.
Le plus gros des deux infirmiers hocha la tête sans un sourire tandis que le sergent prenait son téléphone. Quelques instants plus tard, un bruit de targette électrique se fit entendre et le dénommé Joe tira la porte à lui.
— Vous allez en D-ll, c’est ça ?
— Oui,
— Par ici, capitaine.
De l’autre côté de la double porte s’ouvrait un couloir étroit, au sol et aux murs recouverts de linoléum. Des portes métalliques, toutes percées d’un hublot, s’ouvraient de claque côté. Hayward fut immédiatement accueille par une rumeur sourde : des voix, des cris, des injures, des geignements à peine humains filtraient à travers les portes. L’odeur n’était plus la même ; aux effluves de détergents et d’alcool se mêlaient des relents de vomis, d’excréments et de peur, comme dans toutes les prisons de haute sécurité qu’avait pu visiter Hayward.
La porte se referma bruyamment dans son dos et le verrou se réengagea avec un claquement d’arme à feu.
Hayward suivit l’infirmier le long d’un premier couloir, puis d’un second qui finissait en impasse. Elle devina sans peine dans quelle cellule elle se rendait en apercevant quatre personnages en costume sombre installés devant une porte. Coffey n’avait peut-être pas participé à la curée, mais il n’avait pas l’intention de laisser échapper sa proie.
Les quatre hommes se retournèrent et elle reconnut parmi eux l’inspecteur Rabiner, le sbire attitré de Coffey. Il n’avait pas l’air particulièrement ravi de la voir.
— Capitaine, je vous demanderai de mettre vos armes dans cette caisse, lui dit-il en guise de salut,
Hayward sortit son pistolet et sa bombe lacrymogène qu’elle déposa dans la boîte.
— Tout semble indiquer que nous allons le garder, précisa Rabiner avec un sourire onctueux. On le tient pour le meurtre de Decker, avec plus qu’il n’en faut pour le faire condamner à mort par un tribunal fédéral On attend la fin des évaluations psychiatriques. Il devrait se retrouver à l’isolement au pénitencier de Herkmoor avant la fin de la semaine, et son procès ne traînera pas.
— Vous êtes en verve ce matin, inspecteur, remarqua Hayward.
La remarque suffit à refroidir les ardeurs de son interlocuteur.
— Je souhaiterais le voir, reprit-elle. Seule dans un premier temps, et avec quelqu’un d’autre tout à l’heure.
— Sans protection ?
Sans daigner répondre, Hayward attendit que l’un des agents du FBI lui ouvre la porte, l’arme à la main, après s’être assuré que tout allait bien en jetant un coup d’œil à travers le hublot.
— N’hésitez pas à crier s’il fait mine de s’en prendre à vous, lui recommanda Rabiner.
La jeune femme franchit le seuil. La petite cellule baignait dans une lumière crue.
Pendergast, dans l’uniforme orange réglementaire des prisonniers, était sagement assis sur une couchette qui constituait l’unique mobilier de la pièce aux murs matelassés,
Hayward resta un instant sans voix. Cette tenue criarde jurait avec son élégance naturelle. Il avait les traits tirés, le teint d’une pâleur extrême, mats il n’avait rien perdu de sa sérénité coutumière.
— Bonjour capitaine, la salua-t-il en se levant et en l’invitant d’un geste à s’asseoir sur le lit. Mettez-vous à l’aise.
— Merci, je préfère rester debout.
— Comme il vous plaira, répondit Pendergast en évitant de se rasseoir par courtoisie.
Dans l’espace confiné de la cellule, le silence était assourdissant. Embarrassée, Hayward s’éclaircit la gorge.
— Qu’avez-vous fait à l’inspecteur Coffey pour qu’il vous en veuille autant ? demanda-t-elle,
Pendergast lui adressa un sourire timide.
— L’inspecteur Coffey a une haute opinion de lui-même, et je n’ai jamais pu me résoudre à la partager. Mous avons travaillé de concert sur une affaire il y a quelques années et l’enquête ne s’est pas très bien terminée pour lui.
— Je vous pose la question parce que je n’ai jamais vu le FBI faire autant d’efforts pour qu’un dossier soit retiré au NYPD. Le Bureau n’y a même pas mis les formes.
— Cela ne me surprend pas.
— En fait deux ou trois petites choses m’intriguent. Rien d’officiel pour l’instant, mais j’aurais souhaité vous poser quelques questions.
— Je vous en prie.
— Tout d’abord, Marge Green n’est pas morte. Un petit malin à l’hôpital s’est arrangé pour la faire évacuer sous un faux nom dans une clinique privée à cent kilomètres d’ici. Dans le même temps, la dépouille d’une droguée sans famille qui venait de mourir prenait sa place. Le médecin légiste prétend qu’il s’est trompé en toute bonne foi, le directeur de l’hôpital affirme qu’il s’agit d’une « erreur regrettable », mais le plus curieux est que les deux hommes en question font partie de vos vieilles connaissances. Soit dit en passant ! La mère de Margo Green a failli faire une attaque quand on lui a appris que la fille qu’elle venait à peine d’enterrer était encore en vie.
Elle s’arrêta, plissa les yeux et explosa :
— Bon sang, Pendergast ! Vous ne ferez, donc jamais Ses choses comme tout le monde ? Comment avez vous pu faire ça à cette pauvre femme ?
— Parce qu’il était indispensable que son chagrin ait l’air vrai, sinon Diogène se serait aperçu du subterfuge. Aussi cruel soit-il, c’était le seul moyen de sauver la vie de Margo Green. N’est-ce pas l’essentiel ? Il me fallait impérativement tenir la chose secrète, même du lieutenant D’Agosta.
Hayward poussa un soupir,
— Quoi qu’il en soit, je viens d’avoir Green au téléphone. Elle est encore très faible, elle est passée à un cheveu de la mort, mais elle a toute sa lucidité et j’avoue avoir été surprise par ce qu’elle m’a raconté. Elle est absolument certaine que vous n’êtes pas son agresseur, et la description qu’elle m’a donnée correspond assez bien à celle que nous avons de votre frère. Seul petit problème, nous avons retrouvé votre sang sur le lieu du crime, avec des fibres textiles et des cheveux vous appartenant. Vous voyez dans quel imbroglio on se trouve.
— Ce n’est pas moi qui vous contredirai sur ce point.
— L’interrogatoire de Viola Maskelene confirme ce que vous affirmez au sujet de Diogène, tout du moins ce que j’en sais. Elle insiste sur le fait que c’est lui qui l’a kidnappée, et pas vous. Il aurait plus ou moins avoué ses crimes devant elle et lui aurait montré l’une des pierres volées dans le Hall Aster. Nous ne disposons d’aucune preuve, seulement de son témoignage, mais ses dires nous ont permis de retrouver la maison dans laquelle elle a été séquestrée. Nous y avons trouvé pas mal d’éléments intéressants, y compris certains indices liant Diogène au vol des bijoux. Des indices qu’il ne souhaitait manifestement pas laisser derrière lui.
— Voilà qui est passionnant.
— Dans les tunnels ferroviaires souterrains, nous avons bien failli mettre la main sur quelqu’un, que D’Agosta nous dit être Diogène. Le gemmologue, Kaplan, le confirme, tout comme Maskelene. Leurs témoignages semblent converger, et il ne pouvait s’agir de vous. Nous avons demandé à la police britannique d’ouvrir une enquête sur tes circonstances de la mort de Diogène en Angleterre, mais ça prendra du temps. Bref, tout semble indiquer que votre frère est bel et bien vivant. Nous disposons de trois témoins prêts à en jurer.
Pendergast hocha la tête.
— Quelle est votre opinion en la matière, capitaine ?
Hayward hésita.
— Je pense que tout ça mérite la poursuite de l’enquête. L’ennui, c’est que le FBI met actuellement tout en œuvre pour faire condamner à mort l’assassin de l’un des leurs. Les doutes qui subsistent dans les trois autres meurtres ne les intéressent pas vraiment. Deux meurtres, en fait, puisque Margo Green n’a pas été assassinée. Bref, je vois mal l’intérêt de poursuivre mes recherches.
Pendergast acquiesça.
— Je comprends votre dilemme.
Hayward leva sur lui un regard empreint de curiosité.
— Je me demandais... Que pourriez-vous me dire qui puisse m’aider ?
— Rien, sinon que j’ai toute confiance en vos capacités à découvrir la vérité.
— C’est tout ?
— C’est déjà beaucoup, capitaine.
Elle laissa passer un moment avant d’insister.
— Pendergast, aidez-moi.
— La personne la plus à même de vous aider est le lieutenant D’Agosta. Il est au courant de tout et il vous sera d’un grand secours.
— Vous savez bien que c’est impossible. Le lieutenant D’Agosta a été suspendu, il lui est impossible d’aider quiconque.
— Rien n’est jamais impossible. Il faut simplement savoir tordre le bras au règlement dans certaines circonstances.
Hayward poussa un soupir d’exaspération.
— J’ai une question à vous poser, poursuivit Pendergast. L’inspecteur Coffey est-il au courant de la réapparition de Margo Green ?
— Non, et je doute que ça le concerne. Comme je vous l’ai dit, le FBI ne s’intéresse qu’à l’affaire Decker.
— Fort bien. Je vous demanderai de garder cette information secrète le plus longtemps possible. Je ne pense pas que Margo Green ait quelque chose à craindre de Diogène, du moins pour l’instant. Mon frère va se terrer quelque part, le temps de se remettre de ses déboires. Mais attention ! Le jour où il repassera à l’action, il sera plus dangereux que jamais. Veillez à protéger Margo Green tout au long de sa convalescence. Il en est de même avec William Smithback et son épouse Nora. Enfin, faites également attention à vous. J’ai bien peur que vous soyez une cible potentielle.
Hayward ressentit un léger pincement au cœur.
— J’y veillerai, dit-elle.
— Je vous remercie.
Comme le silence s’installait, Hayward décida de mettre un terme à l’entrevue.
— Je vais devoir m’en aller. En fait, j’étais venue accompagner une personne qui désire vous voir.
— Capitaine ? l’interrompit Pendergast. Un dernier mot.
Elle se retourna. Le teint blafard dans la lumière artificielle, il l’observait calmement.
— Ne vous montrez pas trop dure avec Vincent.
Hayward détourna involontairement le regard.
— C’est à ma requête qu’il a agi de la sorte. Il n’a rien voulu vous dire et vous a quittée afin de ne pas attirer l’attention de mon frère sur vous. Il a consenti un immense sacrifice au plan professionnel dans le but de me venir en aide et de sauver des vies humaines. J’ose espérer que ce sacrifice n’aura pas de conséquences personnelles.
Hayward ne répondit pas.
— C’est tout. Au revoir, capitaine.
— Au revoir, inspecteur, répondit la jeune femme en recouvrant sa voix.
Tout en fuyant son regard, elle frappa à la vitre du hublot.
Pendergast vit la porte se refermer sur Hayward. Immobile dans son étrange tenue orange, il tendit L’oreille. Des voix lui parvenaient assourdies à travers te battant matelassé. Il reconnut le pas décidé de Hayward qui s’éloignait, le claquement des verrous qui se désengageaient, le bruit caractéristique de la double porte qui s’était refermée bruyamment.
D’autres pas résonnèrent dans le couloir. Des pas plus lents, presque hésitants. On tambourina à sa porte.
— Vous avez de la visite !
Le battant s’ouvrit et Viola Maskelene apparut sur le seuil.
Elle avait une griffure au-dessus d’un œil et son bronzage dissimulait mal sa pâleur.
Pendergast, droit comme un I, la regardait fixement.
Elle s’avança, mal à l’aise, et s’arrêta au milieu de la petite pièce tandis que la porte se refermait derrière elle.
Pendergast n’avait pas bougé.
Les yeux de Viola se posèrent sur sa tenue de prisonnier.
— Pour votre propre bien, j’aurais voulu ne jamais vous rencontrer, lui dit-il froidement.
— Et pour votre bien ?
Il l’observa longuement avant de répondre d’une voix plus neutre.
— Je ne regretterai jamais de vous avoir connue. Mais vous serez en danger aussi longtemps que vous tiendrez à moi si d’aventure c’était le cas. Il vous faut impérativement partir d’ici et m’oublier.
Après une courte hésitation, il ajouta, la tête baissée :
— Je suis infiniment désolé de tout ce qui s’est passé.
— C’est tout ? s’enquit Viola dans un murmure après un long silence. Nous ne saurons donc jamais ?
— Jamais. Diogène est toujours là. S’il comprend qu’un lien persiste entre nous, aussi ténu soit-il, il vous tuera. Quittez New York au plus vite, retournez à Capraia, reprenez le cours de votre vie et faites savoir autour de vous que je vous suis désormais indifférent. Il faut d’ailleurs vous en convaincre.
— Et vous ?
— Je saurai que vous êtes en vie. Cela me suffira.
Elle fit un pas en avant, l’air décidé.
— Il n’est pas question pour moi de reprendre le cours de ma vie, comme vous dites. C’est trop tard.
Elle hésita un court instant, puis elle le prit par les épaules :
— Pas après vous avoir rencontré.
— Il vous faut m’oublier, insista-t-il d’une voix douce. Diogène reviendra et je ne serai pas là pour vous protéger.
— Il... il m’a dit des choses épouvantables, dit-elle d’une voix tremblante. Depuis trente-six heures que je suis sortie de ce tunnel, je ne pense à rien d’autre. Jusqu’ici, mon existence a été vide, sans âme, sans amour. Et voilà que vous me demandez de renoncer à la seule chose qui donne un sens à ma vie.
Pendergast la prit doucement par la taille et la regarda droit dans les yeux.
— Diogène a toujours su trouver le point faible chez les autres, afin de mieux les faire souffrir ensuite. Il a poussé plusieurs personnes au suicide, mais ses paroles sont creuses. Diogène est le prince de l’ombre, ne le laissez pas vous entraîner dans les ténèbres. Viola. La lumière vous attend. Mais sans moi.
— Non, balbutia-t-elle.
— Retournez dans votre île et oubliez-moi. Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour moi.
Ils se regardèrent longtemps. Puis, dans la lumière crue de la minuscule cellule, ils s’embrassèrent.
Pendergast finit par se dégager et il fit un pas en arrière, le regard brillant, le teint animé.
— Au revoir, Viola.
La jeune femme était incapable du moindre mouvement. Une minute s’écoula, une éternité, puis elle se dirigea péniblement vers la porte en lui tournant le dos.
Elle hésita et prit la parole une dernière fois, sans se retourner.
— Je ferai ce que vous me demandez. Je retournerai sur mon île et je dirai à tout le monde que vous m’êtes désormais indifférent. Je vivrai ma vie, mais lorsque vous serez enfin libre, vous saurez où me trouver.
Elle frappa rapidement au hublot, la porte s’ouvrit et elle disparut.